Né·e en 1993.
Vit et travaille à Paris.
Diplômé·e de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et de l’École de hautes études en sciences sociales.
All the world’s a stage – et si le monde de Rafael Moreno était une scène, peuplée entre autres de robots, canettes de coca pourvues de membres, mannequins, intelligences artificielles, mouches et fourmis aux yeux rouges, il me semble que pourraient s’y interchanger les rôles de machine et de machiniste, de marionnette et de marionnettiste – voire de créature et de créateur·rice. Car qui tire les ficelles, et que se passe-t-il ici ? Un squelette tourne sur lui-même à l’infini, un échafaudage manque de s’effondrer – ça vibre ça vacille ça convulse ; peut-être même que ça va jusqu’à gronder. Les dispositifs mécaniques et électriques de Rafael Moreno amplifient et font trembler les forces invisibles qui nous contraignent. Les mouvements que nous pensions nous être propres sontrépertoriés dans un alphabet de gestes, une chorégraphie grinçante de l'obéissance et du rendement. Rafael Moreno crée à partir de l’appréhension d’un langage corporel qui devient parlant. Iel s’intéresse au mime et à la théâtralité à une échelle réelle ou métaphorique – les notions d’autorité, de pouvoir ou d’hégémonie qui s’exercent sur scène rejouant celles qui sévissent en coulisses.
J’ai l’impression que Rafael me dit que « tout est technologie » ; les fantasmes, les désirs, et peut-être les terreurs. Nos corps sont des technologies de contrôle, et les architectures dans lesquelles ils se meuvent, des technologies de pouvoir. L’électricité, substance faite de mystère et de danger que l’artiste emploie pour amener ses êtres à la « vie », fonctionne comme conducteur, en même temps que disjoncteur. L’art de Rafael Moreno embrasse les liens entre le corps et la machine, la viscosité et le trou, le métal et des textures que je ne parviens même pas à nommer. Il y a dans ses pièces et leurs composantes – qui semblent parfois monstrueuses, hantées ou maudites – une poésie de la collision, une érotique de l’automate, un conflit et une étreinte de la punition et du plaisir. Les images pornographiques ou fétichistes qu’iel emploie parfois nous mènent à un endroit où les liens entre fascination et fascisme (pour reprendre les termes de Susan Sontag, l’une des références de l’artiste[1]), ou entre oppression et kink[2], sont une manière de se réapproprier une esthétique et une idéologie répressives pour mieux s’en libérer. C’est une transgression autant qu’une invitation à inventer d’autres manières de communiquer hors des canaux dominants : par le recours à l’humour, par la fissure d’un mur séparant deux cellules, en dissimulant sous la langue employée un message codé ou une intention cryptée.
Allez en prison, ne passez pas par la case départ, ne touchez pas 20 000 € – l’art de Rafael Moreno semble parfois se déployer sur un plateau de Monopoly, avec stratégies spéculatives, ascension et chute du capitalisme, qui nous propulse en un coup de dés de la prospérité à la ruine, esthétique de la triche, et fatal passage par la case prison. Les billets violets en papier – ou les pièces rouges sous une semelle de chaussure – deviennent des signes, et leur caractère ludique maquille une interrogation plus profonde sur la manière dont les institutions interprètent les questions d’argent, les gestions de budget, voire, par moments, dont elles réifient une œuvre pour l’ancrer au sein d’une économie libidinale. Peuvent alors entrer en scène la criminelle, la faussaire, la conspiratrice et l’arnaqueuse.
Lou Ferrand